RU3, réseau des utilisateurs de l'intelligence collective

04 octobre 2004

La mémoire comme une ville


Par Thomas Laurens, journaliste

Il est clair qu’il existe au moins deux sortes de mémoire, celle qui fonctionne comme à la volée et qui attrape ici et là un fait ou un souvenir et le sédimente, mais qui ne fait pas consciemment l’effort de retenir et d’ordonner l’information, et d’un autre côté celle qui fait l’objet d’un apprentissage, ce dont nous nous souvenons dans l’ordre, parce que nous avons décidé de le faire ou qu’on nous y a forcé, à l’école ou ailleurs. Cette seconde forme de mémoire fait l’objet de représentations qui se présentent effectivement sous la forme d’une ville, d’une maison, d’un théâtre ou d’un palais.

Il existe une méthode proposée aux orateurs dès l’Antiquité, et qui vise à faciliter l’apprentissage et la restitution, en imaginant qu’on se trouve dans un lieu où s’ouvrent des portes ou des rues. En empruntant tel ou tel de ces passages, on se remémore ce qui s’y trouve, un meuble dans une pièce, un tiroir, une autre rue, une autre porte, que sais-je? Dans ce cas de la remémoration volontaire d’un contenu appris, on ne se trouve donc pas face à une carte, mais face à un itinéraire, ce qui est tout différent. Cette méthode est d’ailleurs toute similaire à celle que j’utilise pour naviguer au sein de mon disque dur, que je range régulièrement et qui, malgré quelques chemins de traverses et des failles dans le continuum, ne m’entraîne guère que sur des voies connues.

Les choses sont toutes différentes quand on aborde une autre forme de mémoire, sédimentaire et que la volonté n’organise guère, c’est le cas de mes souvenirs comme des tiens, c’est aussi le cas de l’Internet, du fait du caractère rapide et hasardeux de sa croissance (un développement que je qualifierai volontiers de corallien : un organisme-colonie qui grandit de jour en jour pour accueillir les créatures les plus chatoyantes).

Il y a quelque chose de commun à la plupart des cartographies et des interfaces graphiques de recherche que j’ai pu en apercevoir. Toutes se placent d’en haut. Quand elles ne présentent pas l’Internet sous la forme entièrement surplombante (à deux dimensions) d’une carte colorée, d’un diagramme de réseau, d’une arborescence ou d’une carte routière, ils choisissent de présenter en volume une sorte de perspective cavalière, souvent une représentation de ville, avec les sites les plus importants représentés par des immeubles ou des pâtés de maisons plus gros, ce qui n’est qu’une façon de plus de présenter une carte (on verra par exemple les plans des xvie-xviiie en perspective cavalière, celui de Turgot pour Paris n’en est que le plus connu et l’un des plus beau, voir aussi les plans déformés, par exemple la France où l’on a remplacé la représentation des distances en kilomètres par leur équivalent en temps de trajet).


La Palais Royal, Paris. Michel Turgot (1685-1765)

Cette façon de montrer les choses est d’ailleurs très séduisante, elle donne une représentation qui semble immédiatement compréhensible, et permet, ou du moins on peut le croire, de prendre de la hauteur, la distance nécessaire à une recherche d’information efficace ou à un surf plus rapide. Tout cela est certainement juste, encore qu’il ne faille pas le prendre pour argent comptant, et croire que ce pauvre escabeau suffit à obtenir une clarté suffisante. Peut-être même faut-il se défier de cette impression de hauteur, comme d’un piège tendu à l’œil et à l’intelligence ; je me souviens d’avoir vu une femme dans un concert, debout sur un tabouret, elle montait sur la pointe des pieds et disait ne rien voir mais n’en continuait pas moins à trépigner, en talons dans une position très périlleuse, affirmant sérieusement que même si elle si elle ne voyait rien du tout, elle y voyait toujours plus que sur le sol.

Il est curieux d’observer que la métaphore urbaine est utilisée aussi bien pour représenter la mémoire que pour en démontrer le caractère irreprésentable. Si nous considérons à nouveau la métaphore de Freud d’une mémoire stratifiée, dans laquelle les couches se superposent sans être entièrement détruites, ces représentations sous la forme d’un plan de ville ne fonctionnent plus : les souvenirs les plus proches recouvrent nécessairement ceux qui sont plus éloignés, plus profondément inscrits dans l’épaisseur et, sauf aux endroits où le souvenir n’a pas été recouvert, on ne distinguera rien des états antérieurs, mais toujours présent.

Il en va de même sur l’Internet où les pages bien souvent ne sont pas effacées, mais juste recouvertes par une information plus récente, par une nouvelle couche. Si précises et si détaillées soient elles, les représentations graphiques ne permettront sans doute jamais de pénéter cette épaisseur. De même qu’une carte en deux dimensions ne montre pas les façades des bâtiments, ces formes de perspectives dissimulent, par leur construction même, ce qui se trouve au-dessous. Plutôt que la métaphore urbaine, celle qui paraît alors appropriée, ce n’est même pas celle, galvaudée, du labyrinthe, pourtant partout présent, mais plutôt la jungle à étages, ou la sédimentation progressive des strates fossiles.

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