RU3, réseau des utilisateurs de l'intelligence collective

07 octobre 2004

Le monde est trop grand pour moi


Par Thomas Laurens, journaliste

« Le sable de la mer, les gouttes de la pluie, les jours de l’éternité, qui peut les dénombrer ? » Ecclésiastique, I, 2

Le monde est trop grand pour moi. Ça fait longtemps qu’il est comme ça, il a même toujours été comme ça et nous n’avions pas besoin d’Internet pour le savoir. Si je suis déjà capable de me perdre dans l’épaisseur de ma propre mémoire, que dire alors de celle du réseau, et j’ai assez souvent ressenti la même inquiétude que De Quincey quand il dit avoir connu « la douleur la plus authentique qu’on puisse éprouver » à constater qu’il ne pourrait jamais lire qu’une partie infime des livres publiés chaque année.

Petites lueurs. Dans la suite des Lettres à un jeune homme dont l’éducation a été négligée, que je n’ai pas su retrouver et que je devrais reprendre de mémoire, il fait retour à la ville, dont nous parlions comme d’une métaphore omniprésente quand il s’agit de la mémoire. Ce qu’il en dit, c’est que ce sentiment de désespoir ressenti sur les rives de l’océan de l’édition est tout proche de celui qu’il éprouve à se promener la nuit dans les rues d’une grande ville. Toutes ces petites lueurs aux fenêtres évoquent, derrière chacune d’elle, une personne qui serait un livre merveilleux « s’il pouvait le lire ». Ce sentiment, c’est aussi celui que j’ai souvent ressenti sur l’Internet face à la profusion des pages personnelles.

Surinformation. Mais si ce sentiment pouvait être déjà présent au début du xixe siècle, il me semble qu’on ne parlait pas alors de « surcharge d’information » : celle-ci était certes déjà disponible en bien trop grande quantité, mais, hormis quelques esprits trop sensibles, et peut-être trop informés, comme celui de l’opiomane, personne n’y prêtait la plus petite attention.

Un tête trop petite. Je lis ici et là que l’Internet a multiplié l’information disponible, et je lis encore des chiffres du genre : « En une seule année (2002) la production de nouvelles données (imprimées, filmées, magnétiques et optiques) à représenté 5 exabytes, soit la même quantité que l'ensemble des mots parlés par tous les êtres humain depuis l'apparition du langage. » (Source : How much info (2003)). Sans doute ces chiffres extravaguants correspondent-ils à quelque chose, même si ma petite tête n’est pas assez grande pour les contenir.

Vertige. Je voudrais toutefois faire cette remarque, qui peut-être est sotte mais qui me tracasse un peu : si, au moment où Thomas De Quincey écrivait (1823), la quantité d’information était déjà telle que le simple fait de la contempler puisse conduire à de tels gouffres, qu’est-ce qui a changé pour qu’on en parle tant aujourd’hui ? En 1823 comme en 1995, il suffisait de pénétrer dans une bibliothèque universitaire pour ressentir ce vertige, et qu’elle contienne 100.000 ou un million de livres ne devrait pas changer grand-chose à l’affaire puisque de toute façon 100.000, c’est déjà bien trop pour la vie d’un seul homme.

Quantité ou qualité ?. Trève de mauvaise foi, quelque chose a changé, les livres sont aujourd’hui bien plus nombreux, et les fenêtres, à tous les sens du mot, se sont multipliées. Il y a évidemment toutes les raisons pour que cette angoisse se soit propagée, mais le problème n’est pas seulement celui de la quantité d’information comme « volume brut », car celui-ci suffisait, il est aussi, et peut-être surtout, celui qui naît du fait que n’importe qui peut mettre en ligne n’importe quoi, et pour ses propres fins (bien souvent d’ailleurs il n’en poursuit aucune) : les outils dont nous disposons pour accéder aux informations et surtout pour y faire le tri sont dramatiquement inadaptés. La question très réelle du trop d’information est en somme redoublée par la baisse continue de la qualité de l’information : ce que l’on trouve aujourd’hui sur le Net, ce que l’on compte en « exabytes », n’est évidemment pas de même nature que ce dont parlait De Quincey.

Le média, c’est le message. On pourrait même à ce propos défendre une thèse un peu provocatrice : le prix du papier, de son impression et de sa distribution est une sorte de garantie de qualité pour ce qui est écrit dessus.
Quand diffuser l’information ne coûte rien, on tend naturellement à diffuser de l’information qui ne vaut rien. C’est triste mais c’est malheureusement vrai, en moyenne du moins. Cela a même atteint un degré tel que je connais des rédacteurs en chefs qui, fussent-elles revêtues de tous les attributs de l’évidence, refusent systématiquement les informations venues du Net quand elles ne sont pas convenablement « sourcées ».

06 octobre 2004

Gérer la surcharge d'information avec l'agrégateur rss4you




Collecter sur une seule page les titres des informations issues de plusieurs sources, est une fonction devenue indispensable aujourd'hui lorsque l'on veut être informé sans être surinformé.

L'agrégateur est cet outil magique qui vous deviendra très vite indispensable si vous surfez plus d'une heure par jour sur le net.

En mettant beaucoup de mauvaise volonté, il ne m'a pas fallu plus de trois minutes pour configurer ma page d'agrégation de fils RSS sur le site rss4you... Un service de qualité, simplissime et gratuit !

Trop rare pour ne pas être salué !

04 octobre 2004

La mémoire comme une ville


Par Thomas Laurens, journaliste

Il est clair qu’il existe au moins deux sortes de mémoire, celle qui fonctionne comme à la volée et qui attrape ici et là un fait ou un souvenir et le sédimente, mais qui ne fait pas consciemment l’effort de retenir et d’ordonner l’information, et d’un autre côté celle qui fait l’objet d’un apprentissage, ce dont nous nous souvenons dans l’ordre, parce que nous avons décidé de le faire ou qu’on nous y a forcé, à l’école ou ailleurs. Cette seconde forme de mémoire fait l’objet de représentations qui se présentent effectivement sous la forme d’une ville, d’une maison, d’un théâtre ou d’un palais.

Il existe une méthode proposée aux orateurs dès l’Antiquité, et qui vise à faciliter l’apprentissage et la restitution, en imaginant qu’on se trouve dans un lieu où s’ouvrent des portes ou des rues. En empruntant tel ou tel de ces passages, on se remémore ce qui s’y trouve, un meuble dans une pièce, un tiroir, une autre rue, une autre porte, que sais-je? Dans ce cas de la remémoration volontaire d’un contenu appris, on ne se trouve donc pas face à une carte, mais face à un itinéraire, ce qui est tout différent. Cette méthode est d’ailleurs toute similaire à celle que j’utilise pour naviguer au sein de mon disque dur, que je range régulièrement et qui, malgré quelques chemins de traverses et des failles dans le continuum, ne m’entraîne guère que sur des voies connues.

Les choses sont toutes différentes quand on aborde une autre forme de mémoire, sédimentaire et que la volonté n’organise guère, c’est le cas de mes souvenirs comme des tiens, c’est aussi le cas de l’Internet, du fait du caractère rapide et hasardeux de sa croissance (un développement que je qualifierai volontiers de corallien : un organisme-colonie qui grandit de jour en jour pour accueillir les créatures les plus chatoyantes).

Il y a quelque chose de commun à la plupart des cartographies et des interfaces graphiques de recherche que j’ai pu en apercevoir. Toutes se placent d’en haut. Quand elles ne présentent pas l’Internet sous la forme entièrement surplombante (à deux dimensions) d’une carte colorée, d’un diagramme de réseau, d’une arborescence ou d’une carte routière, ils choisissent de présenter en volume une sorte de perspective cavalière, souvent une représentation de ville, avec les sites les plus importants représentés par des immeubles ou des pâtés de maisons plus gros, ce qui n’est qu’une façon de plus de présenter une carte (on verra par exemple les plans des xvie-xviiie en perspective cavalière, celui de Turgot pour Paris n’en est que le plus connu et l’un des plus beau, voir aussi les plans déformés, par exemple la France où l’on a remplacé la représentation des distances en kilomètres par leur équivalent en temps de trajet).


La Palais Royal, Paris. Michel Turgot (1685-1765)

Cette façon de montrer les choses est d’ailleurs très séduisante, elle donne une représentation qui semble immédiatement compréhensible, et permet, ou du moins on peut le croire, de prendre de la hauteur, la distance nécessaire à une recherche d’information efficace ou à un surf plus rapide. Tout cela est certainement juste, encore qu’il ne faille pas le prendre pour argent comptant, et croire que ce pauvre escabeau suffit à obtenir une clarté suffisante. Peut-être même faut-il se défier de cette impression de hauteur, comme d’un piège tendu à l’œil et à l’intelligence ; je me souviens d’avoir vu une femme dans un concert, debout sur un tabouret, elle montait sur la pointe des pieds et disait ne rien voir mais n’en continuait pas moins à trépigner, en talons dans une position très périlleuse, affirmant sérieusement que même si elle si elle ne voyait rien du tout, elle y voyait toujours plus que sur le sol.

Il est curieux d’observer que la métaphore urbaine est utilisée aussi bien pour représenter la mémoire que pour en démontrer le caractère irreprésentable. Si nous considérons à nouveau la métaphore de Freud d’une mémoire stratifiée, dans laquelle les couches se superposent sans être entièrement détruites, ces représentations sous la forme d’un plan de ville ne fonctionnent plus : les souvenirs les plus proches recouvrent nécessairement ceux qui sont plus éloignés, plus profondément inscrits dans l’épaisseur et, sauf aux endroits où le souvenir n’a pas été recouvert, on ne distinguera rien des états antérieurs, mais toujours présent.

Il en va de même sur l’Internet où les pages bien souvent ne sont pas effacées, mais juste recouvertes par une information plus récente, par une nouvelle couche. Si précises et si détaillées soient elles, les représentations graphiques ne permettront sans doute jamais de pénéter cette épaisseur. De même qu’une carte en deux dimensions ne montre pas les façades des bâtiments, ces formes de perspectives dissimulent, par leur construction même, ce qui se trouve au-dessous. Plutôt que la métaphore urbaine, celle qui paraît alors appropriée, ce n’est même pas celle, galvaudée, du labyrinthe, pourtant partout présent, mais plutôt la jungle à étages, ou la sédimentation progressive des strates fossiles.